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Les Tragiques A. d’Aubigné
Livre premier : Misère, 1380 vers.






    Je veux peindre la France une mère affligée,
Qui est entre ses bras de deux enfants chargée.
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tétins nourriciers ; puis à force de coups
D’ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donnait à son besson l’usage ;
Ce voleur acharné, cet Esau malheureux,
Fait dégât du doux lait qui doit nourrit les deux,
Si que, pour arracher à son frère la vie,
IL méprise la sienne et n’en a plus d’envie.
Mais son Jacob, pressé d’avoir jeûné meshui,
Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui,
A la fin se défends, et sa juste colère
Rend à l’autre un combat dont le champ est la mère.
Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,
Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits ;
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,
Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.
Leur conflit se rallume et fait si furieux
Que d’un gauche malheur ils se crèvent les yeux.
Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte,
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;
Elle voit les mutins tous déchirés, sanglans,
Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchans ;
Quand, pressant à son sein d’une amour maternelle
Celui qui a le droit et la juste querelle
Elle veut le sauver, l’autre qui n’est pas las
Viole en poursuivant l’asile de ses bras.
Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine ;
Puis, aux derniers abois de sa proche ruine,
Elle dit « Vous avez félons, ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ;
Or, vivez de venin sanglante géniture,
Je n’ai plus que du sang pour votre nourriture ! »

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